Une femme m’amena dans une des chambres. Je ne savais pas trop où je me trouvais. Plusieurs meubles en chêne formaient l’unique mobilier présent dans cette pièce. De nombreuses peintures et tapisseries ornaient les murs. Un grand lit accompagné de draps blancs était placé au centre. Une table de nuit richement décorée se trouvait juste à côté et mes yeux d’enfant repérèrent tout de suite les feuilles en lierre gravées dans le bois. Je voulu m’approcher mais la femme me retint. Elle me parla d’un ton dans lequel je perçu peine et tristesse.

« Attends un peu que je te lave, ensuite tu pourra aller jouer. »

Elle me leva les bras et enleva ma blouse beige. Des taches bordeaux s’étalaient sur le devant. Que faisaient-elles là ? Je ne me rappelais pas de ce qui c’était passé juste avant d’être entré ici. Je me retrouvais à moitié nu dans cette pièce.
La femme s’absenta un moment et revint avec une cruche d’un liquide fumant qu’elle versa dans une bassine. Elle me prit par la main et me sourit d’un air las.
Je m’approchai doucement et elle me souleva du sol pour me poser délicatement dans le bac. Ce fut comme si je redécouvrais la vie. Je n’avais plus aucuns souvenirs de ma vie passée, ce bain fut pour moi comme le premier que je prenais et donc la première fois que je ressentais cette sensation de bien être.
Je remarquai que j’avais toujours mon pantalon mais ça n’avait pas l’air de poser problème à la femme. Elle mit dans l’eau des feuilles d’arbres dont je ne connaissais pas le nom mais qui, allié à l’effet de l’eau chaude, engourdirent mon corps et mon esprit. Elle entreprit ensuite de me laver et elle se mit à chanter, une berceuse sans doute. Pendant ce temps, je jouais calmement avec les feuilles.
Je ne me souviens plus très bien ce qu’il se passa ensuite mais je me rappelle avoir sombré dans un profond sommeil.

Le lendemain, je me réveillai doucement mais ne voulu pas ouvrir les yeux tout de suite. La clarté du jour m’aveugla et je finis par entrouvrir les paupières. Je me trouvai dans le grand lit que j’avais aperçu la veille. La femme, assise sur une chaise, dormait à poings fermés, le menton reposant sur le haut de son buste. Les gargouillis de mon ventre me poussèrent à sortir du lit. Je m’approchai de la porte, immense comparée à ma taille d’enfant.
J’essayai d’atteindre la poignée puis m’y pendis de tout mon poids pour ouvrir la porte. Je me faufilai dans l’entrebâillement et partit en expédition dans les couloirs du château, à la recherche de quelque chose à me mettre sous la dent. Mon nez repéra une bonne odeur de pain sortit du four et je me dirigeai vers celle-ci, ne me fiant qu’à mon odorat.
J’arrivai finalement dans les cuisines et trouva toutes sortes de plats en cours de préparations. Apparemment, ces cuisines servaient pour toutes les salles à manger, et donc la cuisinière devait faire des plats différents en fonction des salles et donc des classes sociales. Pour les soldats et les serviteurs, du bouillon, pour les nobles, des plats plus raffinés accompagnés de viande fraiche et de fromage. Je m’approchai lentement et silencieusement pour ne pas attirer son attention.
Dos à moi, elle coupait ce qui semblait être des pommes avec un grand couteau de cuisine à lame large.
Je me mis sur la pointe des pieds et entreprit de voler tout ce qui me passait sous la main. Lorsque je levais le regard, elle s’était retournée, sa lame brandie dans les airs. Cette vision réveilla en moi un vent de panique qui petit à petit gagna chaque parcelle de mon corps. Je ne connaissais pas la raison pour laquelle cet objet me faisait cet effet là mais je su, par instinct, qu’il fallait que je m’éloigne. Reculant doucement, je ne la quittais pas des yeux. Elle sourit et baissa son couteau puis s’approcha lentement de moi :

« Tu as faim mon petit ? »

Sa voix grinçait comme une porte mal huilée et son haleine m’arracha une grimace et pourtant j’eu un élan d’affection pour cette vieille femme qui sentait le gâteau.
Tous ces plis sur son visage me donnèrent le sourire.
C’était drôle.
J’avançai une main vers sa peau flasque.
Douce et chaude. C’est la sensation que j’eu.
Elle rit et son rire encore plus que sa voix grinçait. Elle se retourna, s’approcha du feu et ouvrit le couvercle d’un chaudron qui chauffait au dessus.
Une odeur de soupe s’en échappa et vint titiller mes narines. Mon ventre se plaignit. Elle approcha un bol fumant de la table et me porta pour m’asseoir sur un tabouret puis attendit en m’observant. Je m’approchai et la vapeur envahit mon visage me donnant une impression de chaleur et d’humidité à la fois.
Je m’écartai et de l’eau perlait à mes cils. Le changement de température me donna une impression de froid puis je tournai la tête vers la cuisinière qui sourit puis retourna à ses fourneaux.
Je redirigeai mon regard vers mon bol et prit la cuillère dans la main gauche. La première cuillerée me brula la langue, me laissant une insensibilité instantanée et éphémère, puis continua son périple à travers ma gorge tout en réchauffant mon corps au passage. J’attendis un moment, savourant cet instant de pur bonheur puis engloutis le reste de ce breuvage bienfaisant.
J’étais presque arrivé à la fin quand des exclamations retentirent dans les couloirs.

« Où est-il ? »

Un homme de haute taille pénétra dans la pièce comme une bourrasque de vent, ses habits larges voletaient autour de lui. Il s’arrêta, essoufflé et son regard fit le tour de la pièce, passa sur moi, continua puis revint d’un coup.
« Toi ! dit-il en me désignant Viens avec moi ! Le marquis te cherche partout depuis un bon moment. Excusez nous Cynthia, il ne reviendra plus. J’espère qu’il ne vous a pas dérangée ».

La vieille dame sourit « Non, pas le moins du monde. »

L’homme s’avança, me saisit par le bras et me fit descendre brusquement du tabouret. Il serrait fortement mon bras. Il fit une révérence puis sortit, moi sur ses talons.

« Allons, avance un peu ! »

Impatience. Colère. Sentiments inutiles d’après moi. Tout en avançant, j’essayais de regarder le visage de cet homme. Des rides accentuaient les lignes autour de ses yeux et de sa bouche lui donnant un air fatigué. Il remarqua que je le regardais et jeta un léger coup d’œil dans ma direction puis un rictus déforma ses traits.

« Arrête de me regarder comme ça Rebus ! ».

Je n’avais jamais remarqué à quel point les mots peuvent porter des sentiments, des messages qui nous aide à savoir comment nous comporter avec les autres. Dès qu’il eut dit cette phrase, je su que cet homme ne m’appréciait pas et ne m’apprécierai jamais. J’essayai de me dégager le bras mais il resserra sa prise. Nous arrivâmes devant une grande porte à doubles battants dont les contours avaient été ornés de gravures et de dorures. L’homme frappa 2 fois puis recula d’un pas et se redressa.

« Tiens-toi droit ! » me lança-t-il avec dédain.

La porte s’ouvrit sur une jeune femme. Je la reconnu instantanément, il s’agissait celle qui m’avait lavé la veille. Je forçais et réussit à dégager mon bras puis me jetais contre cette jeune fille. L’homme soupira et me regarda comme pour me réprimander mais je soutins son regard. Toute autre compagnie que la sienne, quelle qu’elle soit, était la bienvenue.

« Ingrid ! Qui est-ce ? »

La femme se retourna et m’emmena avec elle, laissant l’homme ridé dehors. Il resta quelques secondes dans l’encadrement de la porte, hésitant, puis nous emboita le pas.

Le Comte était un homme de haute stature. Il aimait les parures et les beaux tissus de qualité. Il ne portait que des couleurs vives. Une longue cape dorée recouvrait sa tunique rouge et ses chaussures brunes brillaient due aux nombreuses perles qui les paraient.
Il jeta vers moi un regard désintéressé.
« Trouvez lui un endroit où dormir. Mettez le dans la grange avec les animaux. »
Je ne saisissais pas le sens de ses paroles et je commençais à avoir mal à la nuque à force de lever la tête pour les regarder. Je baissai donc les yeux à ma hauteur, la hauteur de leurs cuisses.
« - Et s’il se fait piétiner par un cheval ? demanda l’homme désagréable.
- Ca nous fera un problème en moins. Je n’aurai jamais dû laisser ma femme voir ce gosse. Elle a toujours de ces idées farfelues… Recueillir un pauvre… mais qu’est-ce qu’elle avait en tête ? »
Il tourna les talons et s’en alla d’une allure vive dans les couloirs, sa cape voletant derrière lui. Je me retrouvais seul avec cet homme hautain dont j’appris plus tard qu’il se nommait Aleister. Fils de noble, il s’était porté volontaire pour être au service du Comte bien que son rang lui donnait droit à bien plus de considération que le Comte lui-même. Il se tourna vers moi et me tira violemment le bras.
« Tu as entendu le seigneur ? Tu vas aller dormir avec les chevaux ! Et sois content, il aurait pu te mettre avec les cochons ! »
Il sortit de la pièce, me trainant derrière lui. Au fur et à mesure que nous avancions je sentais la protection d’Ingrid disparaitre. Je me retournai et la vit fermer la porte derrière nous sans même un regard pour moi.
Aleister me lâcha le bras puis me conduisit à travers un dédale de couloirs en pierre éclairés ça et là par des torches à l’huile. Parfois j’entendais des éclats de rire venir de l’une ou l’autre salle mais je ne pouvais pas m’arrêter même si j’en avais envie. Je ne voulais pas me retrouver seul et même si Aleister était un homme exécrable, il restait la seule attache que j’avais.
Nous arrivâmes bientôt à une grande porte en chêne dont les pourtours étaient ornés de gravures en bois. Un garde, en faction devant la porte, salua le méchant homme puis attrapa une grande poignée ronde et dorée puis entreprit d’ouvrir la porte. Il avait l’air d’avoir du mal, elle avait l’air d’être très lourde. Une bourrasque de vent froid pénétra dans le couloir. Aleister se mit à avancer en resserrant le col de sa tunique. Je lui emboitai le pas.
Il m’emmena vers une grande bâtisse en bois d’où de la lumière brillait. Le chemin jusqu’à l’étable fut assez catastrophique pour mes pieds. Je n’avais pas de chaussures et les cailloux et gravillons me laissaient une sensation désagréable sur la plante de mes pieds.
L’homme exécrable tambourina à la porte. Une voix d’homme répondit : « Ouais j’arrive ! »
La porte s’ouvrit sur un homme grand, large et musclé. Une barbe dessinait les contours de son menton. Il passa une main dans ses cheveux en bataille, l’air embarrassé. Il lui manquait un doigt.
« - Ah c’est vous Monseigneur.
- Tiens, débarrasse moi de ça, le Comte veut qu’il dorme avec les chevaux. S’il meurt, sors le de l’étable et brûle le, pour éviter les maladies. »
Il me projeta contre l’homme dans l’entrée, je trébuchai sur son pied et tombai à coté de lui.
« Bien Sire, bonne nuit Sire. »
L’homme referma la porte puis me regarda. Il réalisa surement à quel point j’étais terrifié et son visage se radoucit.
« Allez viens. »
D’une main, il me remit sur mes pieds puis me poussa légèrement dans le dos pour m’inciter à avancer. Il me fit entrer dans un box où était allongée une jument blanche.
« Elle est pleine, elle va bientôt mettre bas donc pour le moment tu peux rester là, elle te fera rien. »
Je l’observai, je n’avais jamais vu de jument auparavant ou si j’en avais vue une je n’en gardais aucun souvenir. Son gros ventre lui donnait un air comique. L’homme s’éloigna et je m’assis à côté de la jument que je baptisais secrètement dans ma tête : Kumi.
Je ramenai mes genoux vers moi et les encerclait de mes bras. Je les observai et remarqua qu’une ligne rouge encerclait mon biceps, à l’endroit où Aleister m’avait tenu. Mon bras me faisait mal.

Quelques années passèrent durant lesquelles mon quotidien se résumait à me réveiller dans le box de Kumi, manger avec Kumi, rester à rien faire toute la journée et finalement m’endormir aux côtés de Kumi qui entre temps avait mis bas d’un poulain noir.
Le vieil homme de l’étable, Hector, le palefrenier, me considérait comme un animal de son étable et m’élevait donc comme tel. Je ne sortais jamais sauf de temps en temps quand il me laissait courir aux environs de la grande pour me garder en forme. Il se plaignait souvent que je ne lui parlais pas, je me murais dans le silence pour éviter les paroles qui ne servent à rien mais je savais parler.